MPF - Retailleau

Publié le par Laurent Pelvey

Sénat - révision constitutionnelle - séance du 15 février 2005, exception d'irrecevabilité

 

Mme la Présidente : Je suis saisie, par MM. Retailleau et  Darniche, d'une motion n° 2, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable le projet de loi constitutionnelle, adopté par l'Assemblée nationale, modifiant le titre XV de la Constitution (n° 167, 2004-2005).

Je rappelle que, en application de l'article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.

La parole est à M. Bruno Retailleau, auteur de la motion.

M. Bruno Retailleau : Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, madame la ministre, mes chers collègues, alors que le monde est composé presque entièrement d'Etats souverains dont le nombre n'a jamais été aussi élevé, et alors que le premier réflexe des peuples privés hier de liberté, de l'Ukraine à l'Irak, est de reconquérir leur souveraineté, par quel paradoxe voudrait-on qu'aujourd'hui les pays d'Europe sortent de l'histoire en dépassant la figure de l'Etat-nation, qui a pourtant été le lieu naturel de l'exercice de la souveraineté et de la démocratie ?

Bien sûr, nous avons été habitués, depuis quinze ans, à ces révisions incessantes de notre Constitution pour mieux partager, nous a-t-on toujours dit, notre capacité de décision. Mais cette fois-ci, l'ampleur des modifications qu'on veut nous faire admettre est telle que la nature même de notre logiciel institutionnel en sera affectée.

Le traité pour lequel notre Constitution est révisée amputera de façon irréversible et irréparable notre souveraineté, tout en aggravant - c'est ma conviction ! - le déficit démocratique qui caractérise la construction européenne.

Tout d'abord, le traité amputera notre souveraineté par trois mécanismes principaux.

Le premier est celui qui consacre la primauté du droit européen sur toutes nos normes juridiques nationales, même adoptées dans les formes les plus solennelles. L'article I-6 signifie que la Constitution européenne et toutes les autres formes de droit européen ont une autorité supérieure à toutes les formes de droits nationaux, y compris la Constitution.

L'argument selon lequel cette disposition était déjà présente dans la jurisprudence de la Cour de justice du Luxembourg ne tient pas, et ce pour deux raisons : d'abord, cette jurisprudence n'a jamais été inscrite dans un traité et n'a donc jamais été ratifiée explicitement par le peuple français ; ensuite, l'article I-6 étend considérablement la portée de cette jurisprudence forgée dans une Communauté européenne aux compétences techniques et limitées : celles des années soixante et soixante-dix. Dès lors que le droit européen s'appliquera demain à de nouvelles compétences de souveraineté et qu'il sera de plus en plus fixé à la majorité qualifiée, la supériorité de la norme européenne acquerra un tout autre statut.

En constitutionnalisant la jurisprudence de la Cour de justice, on lui confère une autorité constitutionnelle et on prépare l'effacement définitif de notre Constitution.

L'autre argument qu'il faut réfuter est celui de la compatibilité de ce principe de primauté avec notre Constitution, comme l'aurait reconnu le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre dernier.

En réalité, dès qu'un conflit entre la norme interne et la norme européenne se produira, le Conseil constitutionnel perdra la maîtrise de sa jurisprudence sur ce qu'il nomme les « dispositions expresses » de notre loi fondamentale. En effet, c'est tout simplement la Cour de justice de l'Union qui tranchera à terme, et elle se prononcera toujours en faveur d'une vision extensive du droit européen, comme elle l'a toujours fait !

Du reste, tous ceux qui ont lu le rapport Mazeaud préparatoire à la décision historique du 19 novembre dernier - j'espère que vous êtes nombreux dans ce cas ! - n'ont pas toujours été convaincus par l'argumentation juridique du rapporteur. D'ailleurs, lui-même l'a-t-il été ? Il déclare en effet ceci : « Votre rapporteur a beaucoup hésité. La solution qu'il vous proposera n'est pas la plus évidente juridiquement et n'était pas initialement la sienne. »

Le deuxième mécanisme qui contribuera à un affaiblissement de notre souveraineté est la généralisation de la règle de la majorité qualifiée, qui ne permettra plus à l'Etat de contrôler l'exercice de ses compétences souveraines.

Le nouveau système de décision proposé par la Constitution est encore moins favorable à la défense des intérêts de la France. A Nice, notre pays avait, par angélisme, accepté un recul drastique du nombre de ses députés européens en contrepartie du maintien de la parité avec l'Allemagne pour les voix au Conseil. Nouvelle étape, la formule de la double majorité conduira à un nouvel affaiblissement de la France.

La France pèsera donc moins au moment où de plus en plus de décisions, notamment sur les vingt-cinq nouveaux domaines de compétences, seront prises selon la règle de la majorité qualifiée. Cela signifie aussi qu'elle perdra la maîtrise de ses choix et de son destin, en se voyant parfois imposer des décisions contraires à l'intérêt national.

Même pour des compétences pour lesquelles l'unanimité est requise, telle la politique étrangère et de sécurité commune, la PESC, des clauses passerelles permettront, à terme, de faire passer celles-ci dans le champ de la majorité qualifiée. Il suffira alors d'un vote du Conseil à l'unanimité pour faire basculer la PESC dans le champ des votes à la majorité.

Ce type de clause « intégratrice » n'est pas raisonnable. Imaginez un vote à la majorité qualifiée pendant la guerre d'Irak : nos soldats se retrouveraient aujourd'hui engagés dans ce conflit !

Et à quand la suppression du siège de la France au Conseil de sécurité de l'ONU - M. Jacques Baudot y a fait allusion - préconisée par le Parlement européen dans le rapport Laschet ?

Mes chers collègues, ce n'est pas l'unanimité qui crée l'impuissance collective. L'expérience a montré que les plus grands succès européens - Airbus, Ariane, le CERN - ont été ceux de la coopération intergouvernementale.

Le troisième mécanisme d'affaiblissement de notre souveraineté est le transfert massif de compétences, qui transforme la souveraineté française en une coquille vide.

Avec la fusion des trois piliers, des compétences essentielles qui affectent l'exercice de la souveraineté nationale, comme la PESC ou encore l'espace de liberté, de sécurité et de justice, seront définitivement transférées.

Au passage, la clause de sauvegarde de l'accord de Schengen qui permettait à un Etat membre de rétablir unilatéralement le contrôle à ses frontières a disparu. Le Président de la République, Jacques Chirac, a d'ailleurs utilisé cette faculté voilà quelques années.

C'est simple, Bruxelles va pouvoir se mêler de tout, ou de presque tout : de sport, de tourisme ou encore de protection civile. C'est aussi la loi européenne qui définira les principes et les conditions qui permettront aux services publics d'accomplir leurs missions ; c'est elle qui fixera les politiques d'immigration et de gestion des frontières extérieures. Elle s'arroge même le droit, dans l'article III-168, de dire aux Etats membres comment intégrer chez eux les ressortissants des pays tiers.

Mais le transfert le plus lourd de conséquences résultera peut-être de la « constitutionnalisation » de la Charte des droits fondamentaux. Avec elle, l'Union gagne la compétence de définir les droits applicables à ses citoyens, puisqu'on crée une citoyenneté européenne. Bien sûr, il est proclamé que cette Charte ne concerne que les institutions de l'Union. Mais c'est un leurre ! Dès qu'il y aura un conflit entre les interprétations - je pense, par exemple, au principe de laïcité -, c'est la Cour de justice qui aura le dernier mot.

En tout état de cause, trois catalogues de droits vont désormais se chevaucher : la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, la Convention européenne des droits de l'homme et la Charte. Pierre Mazeaud a affirmé ceci dans son rapport préparatoire : « Je tiens cette initiative pour inutile et dangereuse du point de vue de la sécurité juridique ».

Et pour ceux qui auraient encore des doutes sur cette dérive « intégratrice » et sur la conception du principe de subsidiarité, je citerai deux exemples.

Le premier exemple concerne l'article I-12, qui donne cette très belle définition des compétences partagées : les Etats pourront intervenir dans ces domaines pour peu que l'Union refuse de le faire. C'est le principe de subsidiarité inversé !

Le second exemple est celui de la clause de flexibilité - il s'agit de l'article I-18 -, qui facilite l'extension des compétences de l'Union.

Le projet constitutionnel contient de très nombreux articles pour étendre toujours plus les compétences de l'Union, mais pas un seul pour rendre des compétences aux Etats. Est-ce vraiment cela la définition du principe de subsidiarité ?

La direction est désormais claire, et elle est univoque. Si telle est votre conviction, il faudra le dire clairement aux Français ! Le principe directeur de la Constitution est d'installer un pouvoir de décision central supranational et un noyau fédéral.

Mais lorsqu'on affaiblit la souveraineté nationale, on affaiblit aussi la démocratie. L'une et l'autre sont en effet indissociables ! C'est d'ailleurs tout le sens de l'article 3 de la Constitution de 1958.

Le déficit démocratique de cette construction européenne lui est consubstantiel. Tant qu'il n'y aura pas un seul peuple européen, il n'y aura pas de démocratie européenne. Tant que le sentiment européen ne sera pas assez fort pour relayer les solidarités forgées par des siècles d'histoire, il sera dangereux de marginaliser les démocraties nationales, qui sont les seuls remparts contre la mondialisation.

Or ce projet de traité augmente encore le déficit démocratique de l'Union, contrairement au mandat de Laeken.

Si la phrase symbolique de Thucydide, qui devait figurer dans le préambule, a été supprimée, c'est extrêmement révélateur. Je vous la rappelle, pour le cas où vous l'auriez oubliée : « Notre Constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d'une minorité mais du plus grand nombre. »

Cette Constitution augmentera le déficit démocratique de l'Union de trois façons.

D'abord, les pouvoirs-clés de l'Union n'ont aucune légitimité démocratique, et on a pris soin de ne pas leur en donner.

Les deux instruments principaux de cet échafaudage supranational sont la Commission et la Cour de justice : la Commission, qui « promeut l'intérêt général de l'Union » - il s'agit de l'article I-26 - et la Cour de justice, juge ultime de la subsidiarité, de l'interprétation de la Charte et de l'arbitrage des conflits, lesquels ne manqueront pas de naître dans l'application du droit interne et du droit européen.

C'est ainsi que l'Union sera dirigée par des autorités indépendantes : non par des élus, mais par des experts. D'ailleurs, on a bien pris soin de faire en sorte que le Président du Conseil, qui pourrait, lui, avoir une légitimité démocratique, ne soit pas un élu.

Et comme si ce n'était pas suffisant, le président du Conseil est concurrencé, notamment en matière de représentation extérieure de l'Union, par le ministre des affaires étrangères - la délimitation des compétences est encore très floue - et par le président de la Commission avec lequel il sera contraint de préparer les travaux du Conseil.

Ce cadre juridique constitutionnel découle, en fait, d'une idée fausse, quoique moderne : la bonne gouvernance passe par l'indépendance. Mais, mes chers collègues, il ne peut y avoir de démocratie là où le peuple est gouverné par des autorités indépendantes, là où, comme le disait hier Tocqueville, « il est conduit par ceux qui, sans le représenter, savent quel est son plus grand bien ».

Je vous le concède, la tentation actuelle est sans doute moins de bâtir un nouvel ordre antidémocratique que d'élaborer un ordre post-démocratique. Cette constitution a été inspirée par cette idée post-moderne d'une société civile apolitique prise en charge par des élites éclairées. Le mouvement dans lequel elle s'inscrit signifie la dépolitisation de la vie des peuples, c'est-à-dire la réduction de leur existence collective aux activités de la société civile. Désormais, la communauté des ayants droit remplace la communauté des citoyens : d'où cette avalanche de « droits-créances » dans la Charte, d'où cette référence constante aux droits des minorités, qui est la négation de la tradition républicaine française, laquelle ne reconnaît que des citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion !

Le déficit démocratique est ensuite aggravé par la violation du principe de la séparation des pouvoirs.

La séparation, l'équilibre et la transparence des pouvoirs sont les critères d'identification d'une démocratie. C'est d'ailleurs la première exigence formulée pour la reconnaissance d'un nouvel Etat, notamment sur le plan international.

Le traité tend à instituer un pouvoir aux compétences régaliennes de plus en plus larges, qui édictera ses lois sans que les fonctions législatives et exécutives soient clairement séparées et sans identification précise et claire des responsabilités politiques.

La confusion est même totale puisque la Commission, tout en étant l'organe exécutif principal, bénéficie du monopole absolu d'initiative législative : cette compétence exclusive acquiert une redoutable efficacité du fait de l'extension des compétences de l'Union combinée avec la règle de la majorité qualifiée.

Enfin, le déficit démocratique est accentué par la marginalisation soigneuse des démocraties nationales.

Je voudrais ici insister sur le rôle des parlements nationaux et sur les clauses passerelles.

On proclame partout, y compris dans cet hémicycle, que le protocole n° 1 garantit un rôle nouveau des parlements nationaux. Qu'en est-il vraiment ? Certes, les parlements pourront disposer de deux innovations principales : le droit d'opposition à la procédure de révision simplifiée du traité et ce que j'appellerai le mécanisme de l'« alerte précoce » pour garantir le principe de subsidiarité.

Mais il faut fortement nuancer la portée de ces nouveaux droits. En effet, dans le premier cas, c'est bien le moins qu'un Parlement puisse s'opposer à une révision simplifiée dans la mesure où le peuple souverain ne serait pas consulté. Dans le second, il s'agit d'une disposition trompe-l'oeil puisque les avis motivés des parlements concernant le principe de subsidiarité seront, si j'ose dire, subsidiaires. Le dernier mot appartiendra soit à la Commission, en vertu de l'article I-11, soit à la Cour de justice, selon l'article 8 du protocole n° 2, cette dernière demeurant l'arbitre ultime de la subsidiarité. D'ailleurs, la position des juges de Luxembourg est connue d'avance.

En résumé, les parlements gagnent le pouvoir de donner des avis et ils perdent celui de faire la loi puisque la loi française sera, dans la plupart des cas, un simple décret d'application de la loi européenne.

Quant aux nombreuses clauses passerelles qui émaillent l'ensemble du traité, elles n'ont d'autre objet que de permettre un glissement vers des formules de plus en plus supranationales, permettant d'échapper au contrôle démocratique, c'est-à-dire de s'affranchir des règles de révision normales du traité.

Il est donc évident que ce texte aggrave les déficits démocratiques de l'Union. Le rêve prométhéen d'une démocratie européenne vaut-il que l'on sacrifie les démocraties nationales tant que le peuple européen n'existe pas ?

C'est pourquoi, dans la mesure où la portée du traité sera définie, demain, par la Cour de justice, dont la jurisprudence a toujours tendu vers la suprématie de l'ordre juridique communautaire, notre Constitution sera placée sous la tutelle des juges européens.

Ce traité appelle donc non pas une révision de notre Constitution, mais l'avis du peuple français sur son abrogation de fait.

Pour l'ensemble de ces raisons, ce projet de loi constitutionnelle me paraît irrecevable.

Mme la Présidente : Quel est l'avis de la commission ?

M. Patrice Gélard, rapporteur : Toute l'argumentation de notre collègue repose sur l'application de l'article 44, alinéa 2, du règlement du Sénat, en vertu duquel il est possible de déposer une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité lorsque le texte en discussion « est contraire à une disposition constitutionnelle, légale ou réglementaire... ».

Je suis au regret de dire que cette motion est contraire à notre Constitution et, par conséquent, irrecevable. Dès lors, il convient de la rejeter. Comme l'a reconnu le Conseil constitutionnel, le constituant a tous les pouvoirs possibles. A cet égard, je ferai simplement référence au débat qui a opposé, au sein de la commission, MM. Rousseau et Badinter. Il est sans doute un seul cas dans lequel cette motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité pourrait être adoptée : si le projet de loi constitutionnelle portait atteinte à la forme républicaine du Gouvernement.

Mme la Présidente : Quel est l'avis du Gouvernement ?

M. Dominique Perben, garde des sceaux : Même avis.

Mme la Présidente : Je mets aux voix la motion n° 2, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.

Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi constitutionnelle.

(La motion n'est pas adoptée)

 

Publié dans Actualité

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