MRC - Sarre

Publié le par France Républicaine

tribune de Georges Sarre, L'Humanité, 08/10/2004

 

Halte à l'hypocrisie du débat sur la constitution

 

Le débat sur le projet de constitution européenne atteint des sommets d'hypocrisie. On nous avait annoncé, il y a trois ans, que cette constitution marquerait une sorte de point d'aboutissement de la construction européenne, qu'elle consacrerait, en somme, son entrée dans un âge démocratique. On nous dit, aujourd'hui, que ce n'est qu'une étape, un simple règlement intérieur, un traité supplémentaire, et l'on se prévaut de l'absence de recul, et de quelques supposées avancées, pour extorquer un soutien populaire à ce texte dont on rappelle, à titre d'ultime argument, qu'il s'agit tout de même d'une constitution.

Le discours que l'on nous tient a quelque chose de surréaliste : « Ce n'est qu'un projet de traité, mais c'est aussi une constitution ; certes, le résultat n'est pas terrible, mais c'est tout de même historique. » De la sorte, le texte en question, traité inoffensif et constitution historique, échappe à toute critique. Si l'on lui reproche d'être une constitution, donc de s'inscrire dans la durée, on nous répondra que ce n'est qu'un traité provisoire. Si l'on moque un énième traité, on saluera, pour notre édification, l'événement historique qu'il constitue. Ainsi va le débat démocratique en France.

Je ne reviendrai pas sur le principal argument « de fond » mobilisé par les défenseurs du projet de constitution européenne : « Lisez-le, et vous verrez qu'il ne comporte aucun recul, et même quelques avancées ! » C'est un argument d'épicier. Comme le remarquent quelques syndicalistes qui n'ont pas perdu leur esprit critique dans les multiples instances asthéniques sises à Bruxelles, ce texte est en réalité porteur de reculs sociaux potentiellement dramatiques, dans la mesure où, consacrant le système de pouvoir communautaire et ses politiques libérales, il ne prévoit rien, aucun système de solidarité, qui puisse empêcher le dumping social des nouveaux pays adhérents de menacer les droits sociaux actuellement garantis. Ce n'est pas un hasard : la finalité du texte est libérale. Je souligne d'ailleurs que ce problème dépasse largement l'Europe. C'est la logique même de la mondialisation libérale - à laquelle le projet de traité se soumet entièrement - qui est en cause. Jacques Chirac, dès qu'il quitte le sol européen, où il recueille d'ailleurs bien peu de soutiens, n'est pas loin de le comprendre. Laurent Fabius avait donc raison de lier la question du projet de constitution européenne à celle des délocalisations. Les choeurs de la pensée unique se sont déchaînés : « Une constitution n'a pas à s'occuper des délocalisations ! » Or prétendre que le projet de constitution européenne n'est qu'une constitution, c'est-à-dire qu'un contenant sans contenu, est un gros mensonge. Dans la construction européenne, contenant et contenu ne se dissocient pas. L'Europe est un processus qui a permis à une oligarchie de fabriquer du droit et d'imposer ses orientations de politique économique. C'est ce que la constitution européenne, d'ailleurs, entend consacrer pour des décennies.

Le rouleau compresseur est donc en marche. L'engrenage risque d'aboutir au résultat recherché : rendre intouchable un nouveau pouvoir, celui d'une oligarchie qui, méprisant les peuples et les nations, s'est donnée par l'Europe son propre horizon politique. C'est pourquoi, puisqu'il est encore temps, je réclame une pause de la construction européenne. Pour les tenants de l'Europe pour l'Europe, toute pause est assimilée à un « blocage », pour reprendre une expression de Cohn-Bendit. Curieuse conception du débat démocratique ! Pourquoi nous interdirions-nous, collectivement, de débattre de l'Europe et, d'abord, d'évaluer ses apports et ses reculs en termes de démocratie politique et de progrès socio-économique ? Pourquoi, au nom de quels principes, serait-il impossible de discuter sereinement de l'Europe et de la France ?

Il y a, peut-être, une raison à cela. L'Europe ne peut exister qu'en étant un processus. Elle n'a aucunement effacé la nation, qui demeure le lieu du débat démocratique. Le discours de l'Europe pour l'Europe a précisément pour objectif de contourner les contraintes du débat démocratique national. Le tort de Laurent Fabius, sa grande faute, est d'avoir rappelé qu'en tant que dirigeant politique aspirant à exercer des responsabilités, il avait des comptes à rendre aux Français. La véritable source du lynchage médiatique dont il fait l'objet, un lynchage savamment orchestré (on mobilise, actuellement, ses anciens collaborateurs devenus patrons : tout un symbole !), est là : en rappelant ses obligations de dirigeant politique national, Fabius a involontairement attiré l'attention sur l'absence totale, au niveau européen, d'espace public de débat et de vie démocratique.

Je suis persuadé qu'un « non » aurait cette vertu d'obliger nos dirigeants à se remettre en cause. Il devra être l'occasion, qui plus est, de répondre à un certain nombre de questions. La politique économique imposée par l'Europe est-elle adaptée à la mondialisation et à la situation de ses pays membres ? Un rapport récent de l'OCDE ainsi que des nombreux travaux d'économistes incitent à penser que cette question mérite d'être étudiée de près. De même, le système de pouvoir qui s'est constitué, construction européenne aidant, peut-il être appréhendé par les populations ? N'échappe-t-il pas structurellement à toute compréhension politique ? Autre élément à mettre en débat : le discours européiste ne sape-t-il pas, par son incapacité à accepter la moindre critique, les fondements mêmes de nos sociétés démocratiques ?

Dans une telle perspective, chacun comprendra bien que la question de savoir si en rester au traité de Nice est une bonne ou une mauvaise chose a quelque chose de dérisoire ; cette question concerne des enjeux de pouvoirs qui ne passionnent guère que les élites bruxelloises. Les peuples, eux, attendent un sursaut. Un sursaut contre la fatalité, contre la fuite des dirigeants politiques devant leurs responsabilités, contre la politique du chien crevé au fil de l'eau que dénonçait jadis Jacques Chirac.

Le « non » au projet de constitution européenne - projet qui synthétise, en dernière analyse, toute l'oeuvre accomplie ces dernières années par des élites oublieuses de la démocratie et des nations - peut créer un tel sursaut. L'occasion doit être saisie : elle ne se représentera pas.

 

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