Services publics
A Gauche, numéro 969, 10/11/2004 (Laurent Mafféïs)
Les services publics
Lobjectif libéral de marchandisation généralisée des activités humaines trouve un précieux point dappui dans le projet de Constitution et sa trop fameuse « concurrence libre et non faussée ». Dans un contexte de libéralisation effrénée, toute possibilité de défendre et promouvoir les services publics est soigneusement écartée.
Constitution européenne : les services publics dans l'angle mort
Depuis la finalisation du marché intérieur lancée au début des années 1990, nos services publics sont plongés dans une spirale libérale où les privatisations succèdent implacablement aux ouvertures à la concurrence et les licenciements aux illusions boursières et autres déconvenues sur la baisse des prix. Aucun service ne semble ainsi pouvoir échapper à l'emprise de «la concurrence libre et non faussée» appliquée au niveau européen : transports aériens et télécoms dans les années 1990, énergie (gaz et électricité) aujourd'hui, poste et transport ferroviaire à l'horizon.
Les libéraux n'ont donc jamais été aussi près aujourd'hui en Europe de parvenir à marchandiser toutes les activités humaines échangeables et monnayables. L'enjeu pour les socialistes ne devrait donc plus être maintenant de protéger des missions de service public qui ont déjà disparues mais d'enclencher un processus contraire permettant de reconquérir les espaces de service public abandonnés à la concurrence. C'est cette réversibilité des choix politiques que ne permet précisément pas le projet de Constitution européenne en matière de service public.
Certes l'Union européenne «reconnaît et respecte» désormais «l'accès aux services d'intérêt économique général» (II-96). Mais elle le faisait déjà dans le traité d'Amsterdam et avait en plus fait figurer ces services parmi les objectifs et les valeurs de l'Union européenne. Affichage symbolique qui n'existe même plus dans le projet de traité constitutionnel, alors que les «libertés de circulation des marchandises et des capitaux» ont au contraire été élevées au rang inattendu de «libertés fondamentales» (I-4). A quand le respect de la dignité de la marchandise ?
Surtout, la reconnaissance des services publics ne signifie pas que l'Union européenne les garantit. Au contraire, la norme reste «la concurrence libre et non faussée» tandis que les «services d'intérêt économique général» ne sont promis à leur existence de service public qu'à travers des exceptions savamment limitées.
Est ainsi confirmée l'interdiction faite aux Etats de maintenir toute mesure en faveur des services publics qui serait contraire aux principes de la libre concurrence (III-166-1). Et à supposer que les Etats puissent justifier ces mesures comme nécessaires à l'accomplissement par ces services de leurs missions d'intérêt général (III-166-2), c'est la Commission et elle seule qui en appréciera la légitimité dans l'intérêt de l'Union. (III-166-3). Le traité constitutionnel réussit ainsi l'exploit de confier la protection des services publics à l'organe dont la politique constante depuis 15 ans consiste à les démanteler. Un blague presque aussi grosse que la promesse de l'harmonisation sociale pourtant interdite textuellement dans le traité (III-207 et III-210-2.a).
Et pour ceux qui ne seraient pas encore convaincus, l'article III-167 rappelle aussi que toutes les aides publiques qui pourraient fausser la concurrence sont interdites. C'est par exemple sur cette base que la Commission est actuellement en train de mettre par terre le Plan de développement du Fret ferroviaire prévu par la SNCF avec l'aide de l'Etat.
Au final, le respect de la concurrence libre et non faussée dans le marché intérieur est donc le dogme le plus incontournable du traité constitutionnel. A tel point qu'en cas de guerre ou de troubles graves d'ordre public le texte a même prévu des mesures pour sauvegarder la concurrence ! (III-131). Dans de telles circonstances, d'autres auraient plutôt pensé à préserver les vies humaines et la subsistance des populations mais c'est sans doute là aussi une vertu cachée de la concurrence.
Certains objecteront enfin que les rapports de force politiques pourraient éventuellement infléchir l'application de ce traité. C'est pourtant ce que le gouvernement de la gauche plurielle n'a pas réussi à faire dans le domaine des services publics de 1997 à 2002 avec 13 Etats à direction sociale-démocrate sur 15. Surtout, cette hypothèse est d'autant moins probable que la politique de concurrence relève d'une sorte de domaine réservé de la Commission, à la différence de l'application du Pacte de stabilité par exemple, qui relève en dernier ressort du Conseil. Le traité conserve en effet à la Commission sa compétence exclusive de surveillance de la concurrence (III-165), sans que personne ne puisse lui demander de comptes pour tel ou tel refus de dérogations ou telle ou telle autorisation de fusions-acquisitions. Le Parlement européen est d'ailleurs aussi exclu de la définition des règles de libre circulation dans le marché intérieur (III-130), qui sont du seul ressort du Conseil sur proposition de la Commission, et il n'est que consulté dans la définition des règles d'application des principes de la concurrence (III-161).
Même si un rapport de force politique favorable se dégageait au Parlement européen, on ne voit donc pas du tout comment une directive favorable aux services publics pourrait éclore avec de tels verrouillages institutionnels.