Charte des droits fondamentaux
entretien Guy Braibant, L'Humanité, 29/04/2004
Guy Braibant, juriste, a rédigé, en 2000, la Charte des droits fondamentaux, adoptée à lunanimité par les chefs dEtats de lUnion Européenne. Il expose aujourdhui ses réserves sur le texte constitutionnel soumis au référendum.
Dans un entretien récent donné à la Croix, vous avez fait part de votre déception à la lecture de la version de la charte des droits fondamentaux intégrée au projet de constitution européenne. Quelles en sont les raisons ?
Quand on nous dit que lon a intégré la charte telle quelle dans le projet de constitution, cela est vrai et faux à la fois. Les dispositions de fond nont pas changé, comme sur le droit de grève, le droit syndical ou encore la peine de mort. Mais les conditions dapplication du texte ont été modifiées. On peut sen rendre compte en comparant mot à mot le texte initial et le texte final. Ce sont des amendements, pour la plupart inspirés par les Britanniques, qui changent un peu lesprit du texte. Le plus clair est la substitution du mot « pouvoir » au mot « devoir » à quelques endroits, en même temps que le renvoi - officiel aux « explications » du Présidium dans le traité constitutionnel. Ces « explications » ne sont pas conformes aux traditions françaises. Vous ne trouverez jamais des « explications » dune loi française : il y a la loi, un point cest tout. Ici, après la loi, il y a ce texte qui nest pas le fruit du travail des auteurs de la charte. Un avis a dailleurs été rendu par la Commission française des droits de lhomme, qui souligne quil est pour le moins bizarre que la charte ne soit plus tout à fait la même...
Quest-ce que cela change concrètement pour les citoyens européens ?
Sur la forme dabord, nous avions décidé de faire un texte clair, court et compréhensible, non pour des raisons techniques ou juridiques, mais pour des raisons politiques. Une charte, tout comme un texte constitutionnel, doit être accessible aux citoyens. Nous avions donc rédigé un texte de 54 articles qui se suffisait à lui-même, et dont le dernier chapitre était une sorte de mode demploi de tous les autres. Cest une forme qui compte, car elle recouvre des questions de fond, qui ont trait à ce quon nomme la transparence. Si vous regardez les grands textes révolutionnaires, comme la Déclaration des droits de lhomme, vous constaterez quelle correspond à cet idéal. Or ce qui me frappe, cest que nos successeurs qui ont rédigé la constitution avaient pris la même résolution, mais quils ne lont pas respectée. On nous sert aujourdhui un texte beaucoup plus compliqué. Sur le contenu de la charte ; ensuite, on a atténué ou fragilisé les droits fondamentaux à travers de petites formules ou astuces à droite et à gauche, qui font perdre de la valeur à ces droits. Alors quelles devaient être pédagogiques, complètement neutres, les « explications » - interprètent les droits dans un sens plutôt minimal. La charte na été que légèrement modifiée, mais toujours dans le même sens, et cest bien là le problème... Le résultat est restrictif, incontestablement.
Nest-il pas paradoxal, pour le rédacteur de la charte que vous êtes, dhésiter sur lopportunité de linscrire, même dans cette version « aménagée », dans la constitution ?
Le problème, cest que jai connu pour ma part une meilleure version dont jespérais quelle figure dans le projet. Or je suis déçu de constater que ce nest pas le cas. La charte était une réelle avancée. Il était question de proclamer pour la première fois des droits sociaux dans un texte européen. Ceux-ci ne figurent pas dans la convention européenne des droits de lhomme. Le but était dempêcher tout retour en arrière sur les acquis, en instituant une sorte de clause de non-régression. Autre avancée : alors que ce devait être simplement une charte de consolidation de lexistant, qui ne devait pas comporter dinnovation, nous avons été au-delà, avec, en plus des droits sociaux, les droits concernant la bio-éthique. Cela a convaincu beaucoup de monde à lépoque. Je pense quà Nice une partie du monde politique qui a manifesté et sest opposé à la charte a loupé le coche, sans comprendre quil y avait une bataille à mener et que cette bataille ne sachevait pas à Nice.
Pourra-t-on quand même se prévaloir de la charte devant un juge en cas de violation de celle-ci ?
Ce sera vrai, mais cela dépendra des restrictions nouvelles apportées au texte. Si lon prend lexemple du droit au logement, la France pourrait toujours se faire condamner si elle revenait sur sa législation, qui est assez avancée dans ce domaine. Mais, finalement, qui va préciser tout cela ? Cest la Cour de justice européenne. Plus il y a déquivoque ou dambiguïtés dans la charte, plus son pouvoir sera grand. On ne peut savoir ce quil en résultera. Si ce sont des juges « progressistes », ils tireront de la charte tout ce quils pourront. Mais si ce sont des juges plus libéraux sur le plan économique, ce nest pas gagné davance. Cela signifie que, si la ratification a lieu, elle entraînera une nouvelle bataille sur le plan juridique à lissue dautant plus incertaine que les droits sont fragilisés.
Vous faites également part de vos réticences sur le contenu de la partie III du traité...
Je dirais même des réticences sur son existence. Je pense que cette partie est une erreur juridique et politique. Juridique, parce quon ne met pas dans une constitution des proclamations de politiques, libérales ou socialistes. Comme le disait François Hollande récemment, on a pratiqué des nationalisations et des privatisations avec la même constitution. Avec cette partie III, cest comme si on avait inscrit dans la Constitution française que lon allait privatiser ou nationaliser : ce nest pas du domaine de la loi fondamentale, mais de celui du débat politique quotidien. Certains ont sans doute voulu profiter dune conjoncture européenne favorable au libéralisme pour faire passer un certain nombre didées et les inscrire dans ce fameux traité. Ce texte est en fait plus politique que juridique. Cest là que, de mon point de vue, quelque chose ne va pas.
Il faudrait donc, selon vous, retrancher la partie III pour pouvoir parler de constitution au vrai sens du terme ?
Théoriquement, ce serait facile à régler : avec une paire de ciseaux, on peut toujours enlever la partie III. Dès lors quil ny aurait plus de partie III, je naurais plus dobjection à la constitution. Et je pense ne pas être le seul à le penser. En fait, tout dépend de ce qui va se passer maintenant. Si la ratification est adoptée dans tous les pays, ma proposition na plus de valeur : léchéance sera passée, et nous nous retrouverons avec une constitution dinspiration libérale. Il faudra alors se mettre immédiatement au travail pour voir comment elle peut être révisée. Cela prendra des années, évidemment. Si le texte ne passe pas, parce que des pays nauront pas voté pour, comme la France, lAngleterre ou dautres, cette proposition permettrait de considérer, dans la mesure où on pense quil y a quelque chose à sauver dans le texte, que « lessentiel » y est. Si lon saccorde pour dire que le reste est un peu secondaire, et que lon peut faire confiance aux juges européens et aux aspects progressistes conservés de la charte.
Après avoir pensé voter « oui », vous vous dites désormais hésitant sur votre vote au référendum...
Techniquement, cette constitution nest pas un bon texte. Jattends de voir la fin des opérations. Je suis toujours partagé entre le fait de refuser ce texte ou de laccepter en essayant de sauver lacquis, même si ce nest pas suffisant, avec le risque que lon mette cinquante ans à revenir sur le problème.
entretien réalisé par Sébastien Crépel