MARS - Coquerel
tribune d'Éric Coquerel, L'Humanité, 16/12/2004
La bataille ne fait que commencer
Ne le cachons pas : nous avons perdu une partie importante avec la victoire du « oui » à la consultation interne au Parti socialiste. Il sera temps de juger des effets pour la gauche de cette fracture qui se dessine plus profondément encore et qui ne pourra que samplifier lors du « vrai » scrutin. Mais pour lheure il convient avant tout de tirer des leçons de cet échec car, soyons-en persuadés, la bataille est loin dêtre perdue ! Elle ne fait même que commencer.
Premier constat, on sy attendait certes, le véritable tir de barrage politico-médiatique qui a lieu na certainement pas été sans effet sur le vote des militants. Tout véritable démocrate na pu quêtre gêné à lécoute ou à la lecture de la plupart de nos grands médias généralistes, ceux qui se targuent de ne pas être dopinion, dont certains ont déroulé le tapis rouge pour le « oui ». Non seulement on a constaté un véritable déséquilibre dans les prises de paroles militantes mais, surtout, la plupart de leurs commentateurs ont donné une onction au « oui » en recyclant les arguments partisans de ses défenseurs en informations prétendues objectives. Ils ont participé activement à la culpabilisation et ils ont largement contribué à transformer cette bataille didées en un simple affrontement Hollande-Fabius. La violence et le simplisme caricatural des arguments utilisés sexpliquent par la peur devant une consultation jugée trop dangereusement incertaine pour les thuriféraires de la pensée unique. Des conditions qui finalement revalorisent le score du « non ».
Tout cela nous rappelle bien sûr la propagande qui nous fut servie, avant le référendum de Maastricht mais aussi avant la première élection de François Mitterrand, parmi les classes dirigeantes et leurs hérauts dalors. Ces réactions de caste si ce nest de classe disent par contrecoup le sens historique du référendum sur la constitution européenne : il sera la consultation la plus importante depuis lélection présidentielle de 1981.
Et soyons certains que cette première salve nest rien, comparé à ce qui se déchaînera lors de la « vraie » campagne. Cette répétition doit nous convaincre que la victoire possible du « non » dépendra essentiellement de limplication militante de tous ceux et de toutes celles qui ne se résolvent pas à faire du libéralisme lhorizon indépassable de lhistoire. Devant cet enjeu fondamental pour notre pays et pour la construction européenne, il nous revient de faire de cette campagne une priorité absolue. Ici ou là émergent aujourdhui des appels et des initiatives pour définir ce que serait le programme de gouvernement dune gauche antilibérale, voire pour lui proposer un seul candidat pour la prochaine échéance présidentielle. Pour le premier terme au moins, la volonté est louable et ce travail délaboration sera nécessaire si lon ne veut pas quil soit juste question dalternance en 2007. Mais ninversons pas les priorités : tous ceux qui justement voudraient favoriser les chances dune véritable alternative en France ne peuvent faire limpasse sur 2005. Le contexte et le rapport de forces seront radicalement différents selon, en premier lieu, le résultat du référendum mais aussi limplication des forces se réclamant de la gauche dans son dénouement, et donc des valeurs sur lesquelles reposerait alors la victoire du « non ». On vient de le voir avec le PS, des fractions importantes encore hésitantes sont en passe de déterminer leur choix. Cela vient dêtre le cas pour ATTAC avec fort heureusement un choix radicalement différent. Ce renfort est évidemment de poids. Demain donc, dès aujourdhui pour tous ceux qui, comme nous, ont déjà tranché, sachèvera cette première période qui a consisté à convaincre nos « proches », militants (au sens large) de la gauche antilibérale ou proclamés comme tels, de la nécessité du « non ». Sans jeter lanathème sur ceux qui nont pas fait un tel choix ni, surtout, considérer quils sont définitivement passés dans lautre camp - le XXe siècle devrait avoir vacciné le mouvement progressiste contre tout sectarisme -, lheure est cependant venue de tourner lessentiel de notre action vers les couches populaires dans lesquelles, nous le savons, beaucoup seront tentés par labstention, plutôt que de convaincre ceux qui estiment que peu importe le contenu pourvu quil y ait lEurope et qui, loupe à la main, sobstinent à chercher - sincèrement ou pas - des indices de bons sentiments sociaux dispersés dans un texte dont larchitecture générale obéit au credo implacable de larticle 3 : faire de lUnion européenne « (...) un marché unique où la concurrence est libre et non faussée ». Nous ne reviendrons pas ici en détail sur le caractère profondément libéral et atlantiste de ce texte constitutionnel - dautres lon fait précisément, notamment dans ce journal - mais nous poserons une simple question : la construction à marche forcée du grand marché unique, que certains voudraient nous faire prendre pour le nec plus ultra de lidéal internationaliste, est-elle si positive quil vaille de la constitutionnaliser et den figer ainsi lévolution pour des décennies à venir ?
À chaque nouveau traité européen, nos gouvernants, de droite comme de gauche, auraient pu sopposer aux mesures ultralibérales qui fissurent progressivement ce quil reste des acquis sociaux issus de la Libération. Or ils ne lont jamais fait ! Et les voici nous préconisant de les imiter alors même quaucun de ceux qui participaient alors au pouvoir na de cesse, aujourdhui, de dénoncer le traité de Nice. Un traité quils ont pourtant approuvé et qui navait pas, lui, de caractère constitutionnel ! À la manière des traités dAmsterdam ou de Nice, que ne nous diront-ils dans quelques années pour se justifier davoir appelé à approuver lactuel traité constitutionnel ?
Cest toujours la même rengaine messianique qui nous sera servie : quimporte que ses actuelles étapes de construction soient autant de victoires du libéralisme, un jour lEurope de progrès arrivera ! Comme si le XXe siècle navait pas au moins légué une leçon à ceux qui veulent transformer le monde : la fin dépend étroitement des moyens pour la construire ! Sur quelle politique du pire parient ainsi ceux qui nous conseillent de brûler nos vaisseaux en escomptant que les rapports de forces, dont ils disent aujourdhui regretter quils soient défavorables, sinverseront un jour miraculeusement pour transformer lEurope libérale en fée progressiste ? Ils nont même pas lexcuse - ou alors ils nont rien compris au séisme du 21 avril 2002 et au sens des grands mouvements sociaux de la dernière décennie - de suivre ainsi lévolution de notre peuple. Car après vingt ans de mesures et de propagande libérales subsiste encore en France un large sentiment antilibéral, même sil ne sexprime pas de façon toujours claire. Mais pour combien de temps encore ? Le référendum constituera peut-être de ce point de vue la dernière chance pour la gauche de renouer avec les classes populaires, de sappuyer sur elles pour changer la donne en France mais aussi pour servir de déclencheur en Europe. La position de notre pays sur la guerre en Irak montre à lenvi quil peut encore avoir un tel rôle dentraînement dès lors quil porte un message juste et à vocation universelle. Pourtant en désaccord avec la majorité des gouvernements européens, la France lavait-elle été avec leurs peuples ? Qui peut être certain que, de la même manière, notre pays serait isolé si, dans le même mouvement, il refusait létranglement libéral et appelait à redonner un souffle démocratique et social à la construction européenne ?
Oui, il est urgent dabandonner la pente dangereuse sur laquelle nous ont conduits vingt ans de politique de renoncement. Depuis la décision du gouvernement Mauroy de rentrer dans le rang plutôt que de sortir du serpent monétaire européen - et cela malgré la parenthèse des débuts volontaristes du gouvernement de la gauche plurielle que le Jospin de 2004 jugerait sans doute comme dangereusement extrémiste -, la gauche institutionnelle française a, elle aussi, majoritairement, abandonné cette voie qui devrait, pourtant, légitimer en dernière instance lutilité de la gauche. Dans une période où elle est en attente dun nouveau projet à vocation majoritaire et universel à opposer au capitalisme, elle se devrait pourtant de conserver sa dernière boussole. Celle-ci revient à susciter et à exprimer les décisions majoritaires dune communauté sur sa destinée et non à laisser au marché le soin de dicter sa loi partout et sur tout. Elle court sinon le risque de laisser aux nationalistes et aux xénophobes le soin de faire dévier à leur compte cette aspiration légitime à la souveraineté populaire aujourdhui déniée. Il sagit juste ici de renouer avec les fondements de la gauche et non avec une culture de la rupture qui, dans la bouche de certains dirigeants socialistes, constituerait le succédané de la voie révolutionnaire. On laura compris, derrière ce verbiage se cache une tactique largement utilisée comme repoussoir lors de la consultation du PS : faire passer le « non » comme lapanage unique dune gauche protestataire et minoritaire. À nous de refuser ce piège en démontrant que le social-libéralisme ne peut prétendre représenter la majorité du peuple de gauche. Ainsi que « lappel des 200 » la initié, nous devons amplifier la mobilisation unitaire assise sur cette ligne de partage que nous définirons comme celle de lantilibéralisme et dont, on laura compris, nous ne faisons pas là le synonyme moderne de lanticapitalisme, quelle que soit par ailleurs la pertinence de ce dernier. Cette campagne devra être sans exclusive, ce qui passe notamment par un appel volontariste aux tenants du « non » au PS qui ne sauraient rester sur le bord de la route quand débute pour la gauche française lune de ses batailles les plus importantes.