Laïcité

Publié le par France Républicaine

A Gauche, numéro 967, 27/10/2004 (Laurent Mafféïs)

 

La Laïcité

 

Les atteintes au modèle de la République laïque sont loin d’être seulement symboliques dans le projet de Constitution : qu’il s’agisse de la place et du statut des Églises ou de la frontière entre sphère privée et sphère publique, la porte est ouverte au développement des communautarismes. L’introduction d’une conception anglo-américaine de la « liberté de religion » signe une profonde remise en cause de notre idéal d’égalité des droits, de loi commune d’intérêt général.

 

Une Constitution qui tourne le dos à la laïcité

 

L'abandon in extremis d'une référence explicite à «l'héritage chrétien» dans la Constitution européenne ne doit pas dissimuler les multiples atteintes au principe de laïcité qui demeurent dans le projet de traité constitutionnel.

Sur le terrain des symboles, signalons qu'à la demande expresse des églises, la référence à des «principes» de l'Europe, jugée trop rationaliste dans le projet de la Convention, a été remplacé dans le préambule par la notion plus ambiguë de «valeurs». Le lobbying clérical auprès des chefs d'Etats a également réussi à faire sauter la référence «au respect de la raison» présente dans le préambule initial de la Convention. Les choses sont plus fâcheuses encore quand le traité constitutionnel prétend toujours s'inspirer d'un mystérieux «héritage religieux» alors qu'il aurait pu se contenter de rappeler globalement les «héritages spirituels de l'Europe». La multitude silencieuse des athées et des agnostiques se voit donc imposer un héritage religieux parmi les principes fondateurs de l'espace public européen, en violation de la liberté de conscience. Qu'auraient en effet pensé les croyants et pratiquants si la constitution avait fait référence à «l'héritage de l'athéisme» dans son préambule ?

Sur le seul terrain des symboles, la laïcité ne sort pas grandie du traité constitutionnel. Sur le plan des droits et des institutions non plus.

Ainsi, l'article I-52 accorde aux églises une place d'exception dans les institutions européennes, en reconnaissant leur «identité et contribution spécifique» et en leur garantissant un «dialogue ouvert, transparent et régulier avec l'Union européenne». C'est-à-dire plus que ce qui est garanti aux partenaires sociaux. Restera aussi à savoir qui établira la liste des organisations bénéficiant de ce privilège, avec le risque d'une intervention accrue de nombreuses sectes dans l'espace public européen.

L'article I-52 stipule aussi de manière plus anodine que «l'Union ne préjuge pas du statut dont bénéficient les églises en droit national». C'est une garantie directement réclamée par les conférences épiscopales européennes, qui permettra à certaines églises de disposer d'un statut exorbitant dans certains Etats, y compris en violation de principes communautaires comme la non discrimination. L'église catholique allemande pourra ainsi continuer à licencier des salariés au motif de leur homosexualité ou de leurs orientations politiques, en application du droit spécial qui existe dans ce pays en faveur des églises. Sur ce plan aussi, la «charte des droits fondamentaux» n'est donc pas si universelle qu'on veut le laisser croire.

Sur le terrain des droits eux-mêmes, l'article II-70 marque une rupture avec la tradition européenne du droit à une liberté absolue de conscience pour adopter au contraire la tradition anglo-américaine de la liberté de religion. La constitution proclame en effet la «liberté de manifester sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites», en contradiction directe avec le principe républicain de laïcité qui cantonne toute manifestation religieuse dans l'espace privé, en particulier depuis la loi de 1905. Ceci peut conduire à de nombreux reculs concrets de la laïcité alors même que l'enfermement communautaire menace régulièrement la paix civile dans notre pays et dans le monde. Par exemple, le ministre turc des affaires étrangères, islamiste, s'appuie maintenant sur la Constitution européenne pour affirmer que son pays va devoir abroger l'interdiction du port du voile dans les lieux publics, en vigueur depuis les années 1930. Que penser dès lors de la récente loi française sur l'interdiction des signes religieux à l'école ? Et même de la loi de 1905 ou encore des lois encadrant l'enseignement privé sous contrat ? Cet article II-70 concentre de lourdes menaces sur les acquis laïques fondamentaux de notre République et constitue un frein à leur diffusion universelle.

Au-delà de la seule question de la place du religieux dans nos sociétés, les multiples atteintes au principe de laïcité qui sont contenues dans le projet de traité constitutionnel dessinent un modèle politique radicalement contradictoire avec la République laïque.

A travers des institutions fondées sur la raison, une citoyenneté entretenue par l'exercice libre et éclairé de la faculté de jugement, le respect de la liberté absolue de conscience, ou encore une stricte séparation entre l'espace public du vivre ensemble et l'espace privé des particularismes, cette République laïque peut seule permettre de construire une loi commune d'intérêt général.

La loi européenne a toutes les chances de s'en écarter si elle se fonde sur une constitution aussi anti-laïque. L'enjeu est concret : derrière la nouvelle devise européenne «Unis dans la diversité», l'obsession du droit à la différence pourrait déboucher sur la différence généralisée des droits.

 

Publié dans Argumentaires

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